mardi 14 janvier 2014

« Pas plus de racistes ici qu'ailleurs »

Au cœur du Périgord noir, le village de Nabirat est encore sous le choc. Un choc rentré et muet. Les langues se délient difficilement et les taiseux se font parfois agressifs. La vérité, dit la maire de ce village de moins de 400 âmes, c’est que le village est « blessé ». « Nabirat n’est pas une commune raciste, on reçoit des lettres d’insultes… On a hâte de retrouver un peu de calme. » Le 7 mai dernier, Ibrahima Dia, un aide-soignant d’Évry (Essonne) de 47 ans, originaire du Sénégal, en vacances à Nabirat, a été frappé et traité de « sale nègre ». Poursuivis pour violences et injures racistes, les trois agresseurs présumés comparaissent cet après-midi devant le tribunal correctionnel de Bergerac.
 
À la veille de ce procès, le dernier match de rugby occupe davantage les discussions au café du village. « On n’y était pas, on ne sait pas ce qui s’est passé », disent les hommes, visages fermés. « On n’est pas un village de racistes, se défend le menuisier du coin, Serge Coudoumé. Moi, je n’aurais pas fait ça, mais je me méfie des gens qui n’ont pas la même couleur de peau, c’est normal. » Et de taper sur l’épaule de son voisin : « Sauf de Momo ! » Le Momo en question rit jaune. Mohamed Moukali, marocain, est bûcheron depuis des années à Nabirat. Les « racistes qui ne disent pas bonjour », il les connaît.

Il y a deux ans, dans un café de Gourdon, à une dizaine de kilomètres d’ici, il a entendu un homme lâcher : « Les Arabes, il faudrait les mettre dans des trains pour Auschwitz. » La soirée a mal fini. « Y a pas plus de racistes ici qu’ailleurs, lance son patron, Stéphane Bois, on n’est pas dans une zone sinistrée ! » D’autres relèvent que deux des présumés agresseurs ne sont même pas du village. Et il y a ces rumeurs sur cette femme qui aurait été agressée, voire violée… « Ici, c’est tribal, lâche un observateur. Ils préféreront croire n’importe quoi plutôt que d’incriminer l’un des leurs. » Car l’enquête, rondement menée par les gendarmes, établit clairement les faits. Le 7 mai 2013, en fin d’après-midi, Ibrahima Dia, en vacances avec son fils de 8 ans et sa femme dans un camping de la commune, part se promener. Au même moment, Gabriela C., serveuse roumaine de 23 ans, rentre de son travail à mobylette. Elle voit derrière elle une Peugeot break bleue qui finit par se garer devant chez elle, un hameau au nord de Nabirat. « Pas très rassurée », elle appelle son copain, Serge R., 50 ans. Entre-temps, elle demande à Ibrahima de « rentrer chez lui ». Le vacancier lui répond qu’il est sur une voie publique et part se promener. Quand il revient, trois hommes l’attendent : Serge R., son patron, Bernard C., 58 ans, négociant en bois à Saint-Martin (Antilles françaises), et Benoit C., agriculteur de 21 ans. En garde à vue, Serge reconnaîtra avoir dit « Que fait un Noir du 91 sur mon terrain ? » et avoir mis quelques gifles.

La version d’Ibrahima Dia est tout autre. D’abord insulté – « On vous a pas dit de partir, sale nègre antillais ? » –, il est ensuite frappé au visage, sur les côtes puis au crâne alors qu’il est au sol. « Je les ai suppliés d’arrêter de me frapper et de me laisser partir, racontera Ibrahima aux enquêteurs. Ils me disaient : “Dégage sale bougnoule, sale nègre, ne reviens plus dans le département”. » Il finit par remonter dans sa voiture. « Il n’était pas beau à voir, boursouflé et hébété », se souvient sa femme, Michelle Federak. Aux urgences de Gourdon, les médecins constatent une côte froissée et plusieurs hématomes sur le crâne et le corps. Résultat : une interruption temporaire de travail (ITT) de trois jours, qui sera prolongée de sept jours. « Il y a une humiliation profonde, résume Michelle. Ils lui ont dit “tu resteras toujours un esclave”. C’est une blessure psychologique lourde. » Dans ce sud de la Dordogne où le Front national fait ses plus petits scores du département, l’affaire surprend. Mais pas tout le monde. « Le racisme est en train de renaître tranquillement, regrette Pierre Boulet, membre du comité de soutien de Sarlat à Ibrahima. La Manif pour tous (contre le mariage gay – NDLR) a décomplexé tout ça. Ce matin, au marché, j’ai vu un commerçant faire une quenelle en rigolant. » Militant au NPA, Ibrahima a rapidement bénéficié d’un comité de soutien qui sera présent aujourd’hui au procès.

Mis en examen, les présumés agresseurs ont d’abord contacté Gilbert Collard, avocat médiatique et député Front national. « Ils ne connaissaient pas ses positions politiques, assure leur avocate, Me Lauriane Dargelas. Ils l’ont juste appelé parce qu’il est connu. » Selon elle, à peine quelques gifles ont été échangées et aucun propos raciste n’a été proféré : « Les enquêteurs auraient dû oublier que la victime était noire, ils se sont emballés. » Et de promettre : « Vous allez être déçus au procès… » Pourtant, même en garde à vue, Bernard C. a continué à tenir des propos racistes. Retirées des procès-verbaux sur sa demande, ces insultes restent malgré tout au dossier : « Ces gens-là sont des menteurs » ou « Ces gens-là sont comme les animaux rares, ils sont protégés et ils se multiplient. »

Pas satisfait du simple qualificatif de « violences racistes », l’avocat d’Ibrahima demande une requalification pour « violences en réunion ayant entraîné une ITT de plus de dix jours avec préméditation », un délit passible de dix ans de prison. « Il y a guet-apens, les trois hommes ont attendu qu’il revienne », souligne Me Pierre Daniel-Lamazière. La semaine dernière, Ibrahima résumait son état d’esprit à son avocat : « J’ai eu l’impression de me retrouver dans le sud des États-Unis dans les années 1960. »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire