mardi 29 avril 2014

Les greffiers troquent l’ombre pour la colère

Parfois, Ferréol Billy a le sentiment d’être transparent. Difficile à croire avec son bagou et son mètre quatre vingt-seize. Mais quand il porte sa robe noire (sur mesure, forcément), ce jeune greffier de 27 ans a bizarrement l’impression de disparaître. « Pendant les audiences, il arrive que notre présence soit complètement oubliée alors qu’on est là, à prendre des notes. Sans nous, il n’y a plus de procès, il n’y a plus rien ! »

Ce métier de greffier, peu reconnu au sein de l’institution judiciaire et mal compris du grand public, Ferréol l’a pourtant choisi pour être au plus près des justiciables. « C’est le volet humain et “service public” qui m’ont plu », confie cet Auvergnat de 27 ans. Frais émoulu de l’École nationale des greffes, en 2011, il choisit le tribunal de Créteil comme port d’attache, bien loin de son Puy-de-Dôme natal, où s’élève son mont éponyme.

« Je suis encore un peu un bébé greffier », s’amuse Ferréol. Passionné, il aime expliquer son métier, prendre le temps de raconter le « maillon indispensable » qu’il constitue dans la chaîne judiciaire. Rattaché à la chambre correctionnel du tribunal de Créteil (Val-de-Marne), il travaillait jusqu’en janvier au service des comparutions immédiates. Le greffier intervient en trois temps, détaille-t-il : avant, pendant et après les audiences. Avant, il prévient les parties (victimes et défense), vérifie les dossiers, prépare le calendrier des audiences ; après, il tape les jugements, les envoies.

Mais c’est pendant l’audience que se situe « le cœur » de son métier, « notre marque de fabrique », dit-il fièrement : retranscrire le contenu des débats. Ces notes seront le seul témoignage des audiences avant le jugement. « Elles peuvent aider le magistrat à prendre sa décision. Ce sont elles qui font foi. Personne ne peut contester ce qu’on écrit, on est garant de la procédure. »

A raison de deux jours d’audience par semaine, ces compte rendu sont un aspect essentiel du métier de greffier. Un travail minutieux qui exige une attention constante au milieu des petits et grands drames de la justice ordinaire. « Il arrive que des affaires nous touchent plus que d’autres, mais on n’a pas à se laisser porter par les émotions. » Le jeune greffier garde en mémoire un débat de trois heures qu’il a dû coucher sur papier (« Je vous dis pas l’état du poignet ! »), ou encore ce couple sado-maso venu exposer ses pratiques à la barre (« J’ai dû tout prendre en notes, c’était très dur »). Les ordinateurs portables ? Ils existent mais, « vu leur mauvais état », la majorité des greffiers prennent des notes à la main.

Avec la surcharge de travail, il arrive aussi à Ferréol de taper des jugements pendant les audiences, pour gagner quelques précieuses minutes… La course contre la montre ne cesse jamais. « Les justiciables attendent beaucoup de nous, mais aussi les magistrats, les avocats… On est pressurisés en permanence. » Dans l’ombre d’une justice à bout de souffle, les greffiers courent sans relâche pour rattraper un retard irrécupérable.

Le manque de moyens est devenu constant : obtenir du papier ou des stylos relève de la gageure. « Dans les tribunaux d’Ile-de-France, les vitres ne sont plus nettoyées depuis deux ans », témoigne Ferréol. Le tout dans un contexte de sous-effectif permanent. A la Cour d’appel de Paris, qui rassemble six départements franciliens, seuls 75 % des postes de greffiers sont pourvus. Résultat : les amplitudes horaires s’étalent… « J’ai déjà travaillé de 13 heures à 2 heures du matin, raconte le jeune greffier. Depuis 2010, ça s’est calmé à Créteil, on a dû se battre pour arrêter de travailler après minuit. »

Pour Ferréol, le syndicalisme était une « évidence », une suite logique à son engagement étudiant. A la CGT Chancellerie et services judiciaires depuis sa sortie d’école, il est le plus jeune membre de la direction et vient de passer à 40 % de délégation syndicale. Dans les permanences, il tente d’aider ses collègues « au bout du rouleau ». « Il y a ceux qui ont des TMS (troubles musculo-squelettiques, NDLR), à cause de la manipulation des dossiers, les troubles du sommeil dus aux horaires de nuit, ceux qui travaillent douze jours d’affilée ou n’ont pas leurs onze heures de repos entre deux journées de travail. Et puis l’anxiété, constante. »

Le tout pour un salaire dérisoire : la rémunération varie de 1 372 euros net par mois à 2332 en fin de carrière. Des primes pour les services les plus difficiles peuvent s’y ajouter. Comme greffier dans une chambre correctionnelle, Ferréol Billy gagne ainsi 400 euros de plus. S’ajoutent aussi les heures supplémentaires, « devenues la norme alors qu’elles devraient être exceptionnelles ». Et Ferréol de s’agacer : « Il y a quinze jours, Christiane Taubira a reçu les organisations syndicales, elle nous a proposé cinq points d’indices supplémentaires : ça fait seulement vingt euros de plus ! ».

Pas de quoi calmer la colère des greffiers. Parti du tribunal d’Agen à la fin du mois de mars, ce mouvement ne cesse de prendre de l’ampleur (lire l’Humanité du 11 avril 2014). Aujourd’hui, un palier est franchi avec l’appel à la grève des quatre principaux syndicats, soutenu par les deux organisations de magistrats. La dernière grève d’ampleur de la profession remonte à novembre 2000… « Ce n’est pas vraiment dans les gènes du personnel du ministère de la justice », souligne Ferréol.

Au milieu de ce ras-le-bol général, c’est le chantier de la « Justice du XXIe siècle », en gestation, qui a mis le feu aux poudres et déclenché cette colère venue de la base. Parmi les nombreuses pistes évoquées figure la création d’un greffier juridictionnel aux missions élargies. Il pourrait notamment prononcer un divorce par consentement mutuel, compétence qui relève aujourd’hui du seul juge. « Si on se retrouve à exercer des pouvoirs décisionnaires à la place des magistrats, cela pose un sérieux problème statutaire, argumente Ferréol Billy. Sans parler de la rémunération. » Pour le syndicaliste, cette réforme est l’œuvre de « têtes bien pensantes qui ne connaissent rien au travail des greffiers ».

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