mardi 17 mars 2015

A 18h56, le 27 octobre 2005 : « Des enfants auraient été électrocutés sur le site EDF »

Durant quarante-cinq minutes ce matin, le tribunal correctionnel de Rennes s’est transporté à Clichy-sous-Bois, au soir du 27 octobre 2005. En fin d’après-midi, une course-poursuite entre neuf jeunes Clichois et quatorze fonctionnaires de police s’est terminée en drame. A 18h11, Zyed Benna, dix-sept ans, et Bouna Traoré, quinze ans, meurent foudroyés dans un site EDF en tentant de fuir les forces de l’ordre. La ville est plongée dans le noir pendant 24 secondes, mais personne ne sait encore pourquoi.

A 18h56, une équipe de l’unité de police de proximité (UPP) de Livry-Gargan - la même qui avait poursuivi les jeunes une heure et demie plus tôt - croise les pompiers aux abords du site EDF. Son chef de bord, Sébastien Gaillemin, aujourd’hui sur le banc des prévenus, contacte par radio le centre d’informations et de contrôle du 93 (CIS 93), basé à Bobigny. Commence alors un échange de plus de deux heures entre l’îlotier et sa hiérarchie (dans lequel se greffe parfois d’autres policiers). Il a été intégralement écouté à l’audience.

« Les pompiers interviennent pour des enfants qui ont auraient été euh… qui auraient été électrocutés sur le site EDF, commence Sébastien Gaillemin. Ça correspond à l’affaire de tout à l’heure. Il y a de fortes chances pour que les deux affaires aient un lien. Donc les sapeurs-pompiers sont en train d’escalader pour aller voir à l’intérieur, je suis de l’autre côté du mur, pour l’instant je n’ai pas d’info. » Puis, quelques minutes plus tard : « Il est fort possible qu’il y ait des jeunes qui soient passés par-dessus le mur d’enceinte et qui n’ont pas pris connaissance du danger. »

A l’autre bout du fil, l’opérateur du CIS prend immédiatement la mesure de l’affaire. Pas de panique dans la voix, mais des questions précises sur l’âge et l’identité des victimes. « Donnez-nous les renseignements », s’impatiente le brigadier à plusieurs reprises.

- Sébastien Gaillemin, à 19h13 : « Je suis devant ce que j’estime être un gros transformateur ».

- Le CIS : « Combien de victimes sur place ? Ça fait une demi-heure qu’on attend des informations !

- Deux jeunes Delta Charlie Delta (décédés, NDLR) ainsi qu’un blessé grave traité par le Samu sur place.

- Ça fait quand même trente minutes que vous êtes sur place et on ne s’est attaché qu’au regroupement (des Clichois commencent à s’attrouper autour de la centrale, NDLR) et pas aux blessés, donc il y a quand même un problème !
Quand l’îlotier s’énerve contre « les grands frères » qui « viennent foutre le bordel », il est sèchement réprimandé :
- « C’est pas la priorité, nous, ce qui nous intéresse pour l’instant, ce sont les victimes. Ce que l’on veut savoir, c’est les circonstances : comment ça s’est passé et si c’est fortuit, accidentel ou est-ce qu’ils étaient poursuivis par des fonctionnaires de police ?
- Je ne peux pas déterminer si c’était les jeunes qui étaient poursuivis par les fonctionnaires de police. Maintenant, c’est un lien que j’ai fait par rapport heu… à la géographie des lieux. »

Ces voix enregistrées il y a dix ans grésillent aujourd’hui dans la petite salle d’audience, où prévenus et parties civiles sont quasiment au coude à coude. Parfois inaudibles, les conversations sont entièrement retranscrites sur un écran vidéo regardé par les parties civiles. Seuls la mère de Bouna et Muhittin Altun, survivant du drame, gardent les yeux fermés. Les deux policiers ont le nez dans leurs chaussures.


- 19h47, le CIS 93 : « Essayez de voir si les corps sont toujours à l’intérieur, essayez de voir ça. Il y a bien deux corps à l’intérieur du transformateur ? »

- « Oui, ben c’est déjà vu. Donc il y a bien deux corps à l’intérieur du transfo. Je ne sais pas si la porte était ouverte mais on va voir s’il y a des traces d’effraction. Les agents de l’électricité sont toujours là, on ne peut pas pénétrer dans l’enceinte. »

A 19h50, Bouna est identifié. Zyed ne le sera qu’à 20h22. A 20h02, des cris aigus retentissent en arrière-plan :

- « Je vous informe, explique un policier sur place, que l’officier des sapeurs-pompiers a annoncé aux familles le décès des deux personnes, c’est ce qui explique les cris d’hystérie à l’heure actuelle.

- Vous avez besoin d’effectifs supplémentaires ?

- Je pense que nous sommes suffisamment d’effectifs de police pour le moment. Là, ce sont des chagrins et des pleurs suite à cette annonce sur les décédés.



La situation se tend minute par minute. A 20h07 : « Il y a des attroupements de jeunes suite aux Delta Charlie Delta ». Le centre d’information appelle des renforts : « Vous vous rapprochez du commissariat de Livry-Gargan suite à d’éventuelles représailles.» D’autres équipes sont envoyées en patrouille autour de la cité du Chêne-Pointu.

A 20h22, un « feu de véhicule léger » est signalé alors que « Monsieur le maire et son premier adjoint » se rendent sur les lieux. La retransmission se termine à 20h58 sur cette déclaration d’un policier : « Je tourne en rond là, sur le square Lénine. Je me suis fait caillasser deux fois, donc une cible mouvante est plus dur à atteindre. » Rapidement, la colère gagnera les jeunes de Clichy, puis d’autres banlieues. Les cités françaises brûleront pendant trois semaines.

Au-delà de l’aspect spectaculaire de l’échange, ces conversations radio interrogent. Sébastien Gaillemin, qui a participé à la poursuite dans l’après-midi, soupçonnait-il certains jeunes d’être restés sur le site EDF ? Auquel cas l’îlotier, poursuivi pour non assistance à personne en danger, n’aurait rien fait alors qu’il savait les trois jeunes en péril.

- « Quand vous revenez au commissariat, est ce que vous vous dites que vous en avez peut-être oublié un certain nombre sur place ? », l’interroge le président du tribunal, Nicolas Léger.

- « Ah non, je suis pas du tout dans cet état d’esprit. Je suis arrivé dans le secteur de manière fortuite.

- Je repose ma question clairement : aviez-vous un doute sur le fait que des jeunes soient restés dans la centrale ?

- Non, il n’y a plus absolument aucun doute.


Pourtant, à 18h11, au moment où le transformateur disjoncte et tue sur le coup Zyed et Bouna, une énorme coupure d’électricité prive plus de 200 000 familles d’électricité dans toute l’Île-de-France, dont le commissariat de Livry-Gargan.
- « Qu’est ce que vous vous dites à ce moment-là ? », demande le président.
- « Que y’en a marre de travailler dans ces conditions-là. »
Autre interrogation : la mention dans les enregistrements radio, dès 19 heures, de « trois enfants » par le CIS 93. Comment pouvaient-ils connaître ce nombre puisque les pompiers n’étaient pas encore entrés dans le site ? « Je ne sais pas », répond laconique le policier à la barre, qui précise que ce n’est pas lui qui a donné le nombre de victimes. « Alors ce chiffre apparait tout seul », ironise Me Emmanuel Tordjman, avocat des parties civiles, qui évoque « un mystère toujours non élucidé ». L’une des hypothèses, qui sera sans doute défendue par les parties civiles, est que les policiers aient mentionné dans leurs rapports (rédigés juste après la course-poursuite et transmis par mail au CIS 93) la fuite des trois jeunes dans la centrale. Dans ce cas, ils les auraient laissés en conscience dans le transformateur, où 25 minutes plus tard, Zyed et Bouna mouraient foudroyés.

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