jeudi 19 mars 2015

Au procès Zyed et Bouna, les policiers, les jeunes et le danger

Après trois jours d’audience devant le tribunal correctionnel de Rennes, on en sait un peu plus sur ce qu’il s’est passé le 27 octobre 2005 à Clichy-sous-bois (Seine-Saint-Denis) en fin d’après-midi. Dix ans après le drame, l’enjeu n’est plus de prouver le mensonge d’Etat (1) - c’est fait depuis longtemps - mais de définir les responsabilités pénales des deux policiers jugés jusqu’à vendredi pour non assistance à personne en danger. Les deux fonctionnaires avaient-ils conscience du danger encouru par les trois ados ? A la barre, ils jurent que non, se montrant tour à tour arrogants, agacés ou démunis. Problème : des zones d’ombre persistent dans lesquelles le tribunal devra trancher pour juger

L’intervention de police commence en ce jeudi de vacances de Toussaint un peu après 17 heures. Une dizaine de jeunes rentrent du match de foot qu’ils viennent de disputer contre « les grands » au stade de Livry-Gargan. C’est le ramadan, ils sont fatigués, assoiffés et affamés. Ils marchent en chahutant et en ordre dispersé. Au même moment, un employé du funérarium, seul dans son bureau, aperçoit des silhouettes sur un chantier voisin. Soupçonnant « quelque chose de louche », il appelle le commissariat de Livry. Sur les lieux en quelques minutes, la brigade anti criminalité (BAC) y interpelle un supposé « guetteur »

A l’arrivée de la police, Bouna et un de ses camarades de jeu détalent. Ils rejoignent rapidement leurs amis pour les prévenir de la présence policière. « Pourquoi courir ?, demande Zyed, on a rien fait. » Peine perdue. La panique à la vue des « keufs », l’envie de rentrer rapidement à la maison et de ne pas finir la nuit au poste, la peur des réprimandes parentales, des décennies de mauvais rapports entre les jeunes de banlieue et la police… Les jeunes courent. A 17h26, le policier de la BAC lance, essoufflé, dans sa radio : « Ils remontent sur le chemin des postes là, ils sont au moins six à courir. » Quelques secondes plus tard : « y’en a deux, trois qui sont partis dans un terrain vague en face du parc ». A 17h33, la radio crachote : « Y’en a qui courraient au niveau du cimetière ».

Entre temps, des renforts sont arrivés et ils sont désormais quatorze policiers à bord de cinq véhicules à courser les ados. Trois jeunes sont interpellés sur ce chemin des Postes qui marque la limite entre Livry et Clichy. Les autres pénètrent dans un terrain vague. De là, trois d’entre eux – Zyed, Bouna et Muhitin – débouchent sur le petit cimetière de Clichy.

C’est là, entre les tombes, que va se jouer l’épisode le plus important de cette course poursuite. L’unité de police de proximité de Livry (UPP 833) a rejoint les lieux. Son chef de bord, Nicolas Gaillemin - aujourd’hui sur le banc des prévenus - et sa coéquipière pénètrent dans le cimetière. Ils entendent un bruissement de feuilles mortes, se cachent derrière une stèle. Accroupis, ils n’ont pas de visu sur le grillage du cimetière. Le policier se lève, « une fraction de seconde », pour apercevoir deux silhouettes sur le grillage. Elément important : ce dernier ne donne pas directement sur le site EDF, mais sur un minuscule triangle boisé, lui-même limitrophe de la zone dangereuse. L’ilotier prend sa radio portative pour avertir sa hiérarchie. Il est 17h36mns15s :

-          « Les deux individus sont localisés et sont en train d’enjamber pour aller sur le site EDF, faudrait… » (inaudible)
-          « Réitérez fin du message », demande l’opératrice du commissariat de Livry, Stéphanie Klein, elle aussi poursuivie pour non assistance à personne en danger.
-          « J’pense qu’ils sont en train de s’introduire sur le site EDF, faudrait ramener du monde qu’on puisse cerner un peu le quartier, ils vont bien ressortir »

Puis, à 17h36mn58s : « En même temps s’ils rentrent sur le site, je donne pas cher de leur peau ». Le policier se trouve alors à quelques mètres des jeunes. A portée de voix. Devant le tribunal, Sébastien Gaillemin s’excuse auprès des familles pour cette « expression maladroite », qui ne formulait, assure t-il qu’une « hypothèse ».

-          « Mais pourquoi prévenir la station directrice du danger et pas les enfants à quelques mètres de vous ? », demande l’avocat des parties civiles, Jean-Pierre Mignard, au prévenu.
-          « Je les ai vu franchir le grillage, pas le mur d’enceinte du site, se défend le policier dans un langage froid. A partir du moment où je n’ai pas la certitude qu’ils sont sur le site, je privilégie de ne pas les suivre. »
-          « Mais pourquoi ne pas les prévenir du danger ? », insiste encore l’avocat
-          « Je ne connais pas beaucoup de jeunes du 93 qui s’arrêtent quand on leur dit ‘Stop, c’est la police’. »


Stéphane Klein affirme, elle, en larmes à la barre, que depuis son poste au commissariat de Livry elle n’avait aucune idée de la présence d’une « centrale au milieu de la ville ». Elle croit à un bâtiment administratif. « Si j’avais su, j’aurais appelé EDF, j’avais le numéro devant les yeux ».

Poussés à bout par les avocats des parties civiles, les prévenus finissent par charger, à demi mot - et non sans raison -, leur hiérarchie et collègues. Sébastien Gaillemin : « Si je suis là, c’est parce que je me suis toujours engagé à dire la vérité ». Les « quatorze effectifs et trois ou quatre standardistes » : ils n’entendaient rien ? Ne voyaient rien ? ». Stéphanie Klein : « Je ne suis pas la seule à entendre les ordres et personne ne réagit. Pourquoi moi, j’aurais plus perçu le danger ? ». A l’époque policière stagiaire, elle est en poste depuis six mois dans le commissariat de Livry.

Sur place, Sébastien Gaillemin décide donc de contourner le site. Il se rend à l’entrée du site EDF à une centaine de mètres du cimetière. Etrange, pour quelqu’un qui pense que les jeunes ne sont pas dans l’usine ? « Ma démarche n’est pas d’aller d’un point A – le cimetière – à un point B – l’entrée du site, précise t-il. J’effectue une recherche en marchant sur le trottoir. » « Pourquoi dans ce cas, votre chauffeur part se garer directement à l’autre entrée du site ? », l’interroge Jean-Pierre Mignard. A la barre, le policier s’agace : « Je n'en sais absolument rien. Je n'ai à répondre que de mes faits et mes paroles ».

Une fois devant l’entrée du site EDF, l’agent sonne à un pavillon mitoyen. Personne, des chiens aboient. Sébastien Gaillemin décide alors de monter sur une poubelle, puis sur une armoire électrique « pour avoir une vue au dessus du mur ». Le site EDF en question est composé d’un bâtiment central, entouré d’un grand terrain. Depuis ses « points de vue », le policier ne voit pas ce qui se trouve derrière le bâtiment, en l’occurrence la réactance où se réfugieront – sans doute plusieurs minutes plus tard - les trois ados.

« A partir du moment où j’ai effectué mes vérifications visuelles, pour moi il n’y a plus de danger, explique Sébastien Gaillemin. Je n’ai plus aucun doute. » L’équipe revient alors vers le cimetière, où elle interpelle deux autres fuyards cachés dans les herbes. Fait-il alors la confusion entre ces deux jeunes arrêtés et les deux silhouettes qu’il a vu enjamber précédemment le grillage ? Oui, assure t-il aujourd’hui à l’audience. Il a pourtant déclaré le contraire dans une précédente déclaration. « Rien à ajouter », dit-il au président du tribunal. Il est 17h43, six jeunes ont été interpellés, tous les effectifs de police quittent les lieux. La BAC passe par le chantier vérifier les dégâts : en réalité aucun infraction ni aucun vol n’ont jamais été commis. Les jeunes diront plus tard qu’ils ne sont même jamais rentrés sur le chantier. Les ados seront entendus au commissariat avant d’être rapidement relâchés.

Commence alors le récit de ce qui s’est passé à l’intérieur du site EDF. Muhittin est aujourd’hui le seul témoin à pouvoir raconter ces longues minutes avant le drame final. Les trois garçons enjambent le grillage à 17h33, Zyed et Bouna mourront électrocutés à 18h11. 38 minutes donc, durant lesquelles les jeunes erreront à la recherche d’un abri au milieu du site électrique pour finir par recevoir une décharge de 20 000 volts… Après avoir escaladé le grillage du cimetière, ils franchissent le mur d’enceinte de trois mètres de haut qui les sépare du site EDF. « Y'avait des signes partout, on voyait bien que c'était dangereux, raconte Muhittin. On s'est approché du portail pour sortir, mais on a entendu des chiens. » Effrayés, les garçons qui se croient cernés, rebroussent chemin. Ils sont alors de l’autre côté de la porte où se tenait – peut être plusieurs minutes plus tôt - Nicolas Gaillemin sur sa poubelle.

Après avoir essayé en vain de monter sur le toit du bâtiment principal, ils se retrouvent devant la réactance. Ce petit cube de béton de dix mètre carrés - l’endroit le plus dangereux du site - est protégé par des murs de trois mètres de haut et une porte fermée par un cadenas. A cause des risques de surchauffe, il est à ciel ouvert. Sur un mur, un panneau d’avertissement écrit en style tag prévient : « Stop ! Ne risque pas ta vie ». « On n’a pas vu le panneau », affirme aujourd’hui Muhittin. Les trois ados escaladent la porte pour se retrouver dans ce minuscule local, au milieu de gros cylindres rouges. Seul endroit où ils peuvent se réfugier, un espace de 50 centimètres entre le mur et les bobines. Ils y restent une vingtaine de minutes. « On attendait que ça passe », raconte le seul survivant, qui perd connaissance au moment de l’électrocution. « Je me souviens seulement d'avoir ressenti la décharge, puis de me retrouver au sol, puis une autre décharge. » Zyed et Bouna meurent sur le coup. Quand il reprend connaissance, gravement blessé (il aura 49 jours d’interruption totale de travail à cause de ses brûlures), il trouve la force surhumaine de ressortir de la réactance, puis du site EDF pour aller chercher des secours.

Commence alors une autre histoire, que tout le monde connaît. Celle de la tristesse vive et de la colère brute des jeunes de banlieues. Dix ans plus tard, ils attendent impatiemment que justice leur soit rendue. Vu la tournure prise par les audiences, ils pourraient être, encore une fois, déçus.
Marie Barbier

(1)    Dans les jours qui suivirent le drame, le Premier ministre de l’époque, Dominique de Villepin et ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, avaient formellement affirmé, à plusieurs reprises, que les fuyards avaient tenté de cambrioler un chantier et qu'ils n'étaient pas poursuivis par les forces de police.

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