vendredi 11 mars 2016

« On m’a dit que c’était bien en Syrie. On m’a vendu des rêves »

@Julien Jaulin
Ils ont ôté leurs treillis, burka et kalachnikov. Tania, Karim et Bryan (1) se sont apprêtés pour passer devant les juges de la 16e chambre du tribunal correctionnel de Paris. Tania a lâché ses cheveux noirs dans son dos, légèrement maquillé son jeune visage et porte long manteau noir et talons ; Karim, joues roses de poupon et regard d’acier, a sorti son plus beau polo Lacoste blanc et Bryan, aux airs de crooner italien avec ses longs cheveux gominés, a osé la chemise rose.

Tous trois comparaissent depuis lundi pour participation à une association de malfaiteurs en vue de commettre un acte terroriste dans l’affaire de la filière djihadiste de Champigny-sur-Marne. Ils risquent jusqu’à dix ans d’emprisonnement.

Le 10 août 2013, Tania embarquait à Orly pour la Turquie, ses trois enfants en bas âge sous le bras. Direction la Syrie, pour rejoindre son mari parti « combattre » huit mois plus tôt. Elle restera plusieurs mois à la frontière turque, puis six mois en Syrie. D’une voix douce, elle raconte une enfance entre une mère chrétienne et un père musulman « modéré ». Elle a 18 ans quand elle rencontre Younès, 20 ans, dont elle tombe « folle amoureuse ». Ils se marient religieusement, font un premier enfant.
« J’ai commencé à faire la prière et à porter le voile après la naissance.
– Vous ne le portez plus aujourd’hui, s’étonne le président, Denis Couhé. Parce que vous êtes devant un tribunal ?
– Non, j’ai arrêté de le porter il y a trois mois, quand j’ai repris une activité professionnelle. Cela ne me convenait plus, avec tous les événements qui se sont passés en France…
– Il y a eu aussi des événements en janvier 2015, ça ne vous a pas fait réfléchir ?
– Si, mais ça a pris du temps. »
Younès, qui se radicalise rapidement, perd son emploi chez Dassault, où sa barbe et ses prières quotidiennes sont peu appréciées. Le couple et leurs deux enfants s’installent en Égypte pour « apprendre l’arabe ». Au Caire, Tania porte le niqab (voile intégral). En janvier 2013, alors que le couple est revenu en France où il attend son troisième enfant, Younès rejoint la Syrie. « Il me dit qu’il va faire de l’humanitaire et qu’il reviendra pour la naissance. » Elle accouchera seule, trois mois plus tard.

@Julien Jaulin

Quelques semaines plus tard, elle le rejoint avec ses trois enfants. La famille habite trois mois dans une « maison à la frontière syrienne, côté turc ». De retour en France, Tania est chargée de plusieurs « achats » : lampes frontales, polaires, tenues de camouflage, baskets, pièces de fusil – cinq lames-chargeurs et un cache-flamme – et deux lunettes de visée. « Je ne savais pas ce que c’était, jure aujourd’hui la jeune femme de 27 ans. C’est arrivé par la poste dans des boîtes. » Boîtes qu’elle cachera consciencieusement dans ses valises pour les porter à son mari. Au téléphone, Tania dit à Younès « j’ai grave envie de revenir » ou encore « moi aussi, j’ai envie de faire ce que tu fais ». Réponse de son mari : « Mais tu peux pas mon cœur, toi tu t’occupes de la famille, tu restes à la maison. » Elle insiste : « Je m’entraîne, parce que j’ai dans l’optique de faire comme toi. » À la barre, Tania se défend :
« C’était une façon de lui plaire, c’est bête mais c’est comme ça… J’ai juste dit des choses qui allaient dans son sens…
– Mais jusqu’où étiez-vous prête à aller ? s’énerve le président du tribunal. Vous avez quasiment emmené vos enfants sur le front !
– Oui mais je me suis arrêtée… Il aurait voulu qu’on meure tous en martyrs, ses enfants et moi. »
Dans une autre conversation téléphonique, Younès lance à Tania : « Il va falloir que je te prépare une petite ceinture perso. Il faut protéger ta chasteté et ton honneur. Comme ça, on peut pas t’effleurer, boom ! »

En Syrie, Tania voit peu son mari, qui s’entraîne à la fabrication d’explosifs. Les disputes sont fréquentes. « Je lui disais que je ne voulais pas rester, au final il m’a laissée partir. » Elle est interpellée à son arrivée en France, en juin 2014, et demande le divorce quelques semaines plus tard.
– « Vous avez encore des contacts avec lui ?
– Non. Sa mère l’a eu au téléphone vendredi dernier. Il lui a annoncé la naissance de sa fille. Il est remarié en Syrie avec une femme allemande. »

@Julien Jaulin
Bryan a lui aussi emmené femme et enfants au front. Dans le box des prévenus – il est en détention provisoire depuis son interpellation en mai 2014 –, il se distingue par ses tenues élégantes, ses longs cheveux frisés plaqués sur la nuque et un petit bouc bien taillé. Son père marocain et sa mère bretonne ne lui ont pas enseigné l’islam, qu’il a appris « avec les livres ». Il s’est converti à 16 ans. Lui aussi se marie jeune, fréquente, comme le mari de Tania, la mosquée de Villiers-sur-Marne et part en Égypte « apprendre l’arabe ». Il se rendra plusieurs fois en Syrie en 2013 et 2014 pour « faire de l’humanitaire ». « C’est le discours classique », soupire le président du tribunal. Sur les photos retrouvées sur son portable, Bryan apparaît en tenue de camouflage, kalachnikov en main. Quand il est interpellé, en mai 2014, on saisit sur lui deux cartes de crédit au nom de Stéphanie Clain, sœur de Jean-Michel et Fabien Clain, proches de Mohammed Merah, identifiés dans l’enregistrement de revendication des attentats du 13 novembre par l’« État islamique ».

Aux policiers, sa mère dira : « J’ai tout fait pour éviter d’avoir une discussion avec lui, j’ai opté pour la politique de l’autruche. Il m’a écrit : “Si je meurs, maman, ce n’est pas grave je mourrai en martyr”, mais il suce encore son pouce devant la télévision… » Dans le box, Bryan rougit. Elles sont touchantes, ces paroles de parents « dépassés », venus signaler la disparition de leurs enfants partis « faire la guerre sainte ». Depuis la Syrie, Younès, le mari de Tania, téléphone à sa mère : « Considère-moi comme un héros. » « Pas du tout, lui répond-elle. Comme un fou, mais pas comme un héros. »

« L’une des particularités de ce dossier, analyse le président Denis Couhé, ce sont ces jeunes hommes, quasiment tous pères de famille, qui s’adressent à leur mère comme s’ils avaient douze ans. Ça explique aussi certaines choses… » Depuis le box des prévenus, Karim, 24 ans, envoie des baisers à sa mère, sa femme et sa sœur, toutes voilées, sur les bancs du public. Pendant les suspensions d’audience, sa mère lui passe discrètement des bonbons crocodiles. Avant de partir en Syrie, le jeune homme aux traits adolescents était éboueur intérimaire. Marié, il prend l’avion quelques heures après la naissance de son enfant.
– « Qui a organisé ce voyage ? lui demande le président. Interpellé en octobre dernier à son arrivée à Paris, le jeune homme n’a été interrogé ni par les services de police ni par un juge d’instruction.
– Je peux pas le dire, répond Karim, en s’agrippant à deux mains au micro. J’ai peur des représailles. Je préfère prendre une peine de dix ans d’emprisonnement plutôt que ma tête, elle saute. »
@Julien Jaulin
Dans son téléphone, le numéro de Mustapha Mraoui a été retrouvé sous la simple lettre « M ». Il est le cerveau présumé, le « gourou » disent certains, des deux vagues de départs d’août 2013 qui ont vu une douzaine d’hommes et de femmes rejoindre la Syrie. Jugé par contumace, il serait toujours « au front ». Avec Michael Dos Santos – bourreau de l’« État islamique », dont le dossier, criminalisé, a été disjoint de l’affaire en cours –, il a recruté depuis la mosquée de Villiers-sur-Marne. « C’est un déclic qui a fait que je suis parti, bafouille Karim. Je passais mes journées à la mosquée, j’ai rencontré ces personnes-là. On m’a influencé. On m’a dit que c’était bien là-bas. On m’a vendu des rêves. »

Sur les conseils de Mustapha Mraoui, Karim se déguise en touriste pour passer la frontière : bermuda et cheveux teints. Arrivé en Syrie, il est envoyé dans un « camp d’entraînement dans la montagne ». « C’était nul, sincèrement. On nous réveillait à 5 h 30 pour faire l’endurance. Il n’y avait pas d’eau potable. On nous interdisait de sortir. On nous forçait à faire l’entraînement avec des armes en bois numérotées. »

Problème, les écoutes téléphoniques de l’époque racontent une toute autre histoire. Quand il appelle sa femme, il se présente comme un « soldat d’Allah », fait l’ode d’Oussama Ben Laden et lui conseille d’apprendre la prière à leur fille dès l’âge de 7 ans : « À 10 ans, si elle refuse, tu la frappes. ». « J’étais obligé de dire ça, j’étais pas tout seul », dit-il au tribunal.
– « Où est le repentir puisqu’à vous entendre vous n’avez rien fait ? questionne le président. Quand vous sortirez de prison, qu’est-ce qui me prouve que vous n’allez pas retourner en Syrie faire le djihad ?
– Je n’ai pas combattu, je n’ai fait de mal à personne. »
Hier soir, la procureur de la République a requis dix ans de prison avec une période de sûreté des deux tiers, contre les sept prévenus - dont deux sont sans doute morts en Syrie - qui sont sous le coup d'un mandat d'arrêt. En cas de retour en France, ils « présentent un risque majeur de passage à l'acte » a t-elle insisté. Neuf ans de prison ont été requis contre Karim et Bryan, quatre ans, dont deux avec sursis, contre Tania. Le procès se poursuit ce vendredi avec les plaidoiries. Le jugement devrait être mis en délibéré.

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